Tome 1 : La Tédesplen [Sorti le 10 novembre 2020]

La Ligue des ténèbres a vu le jour dans le Londres des années 1880. Elle se compose de quatre personnes : Edmund Nutter, inventeur ; lady Astley, arnaqueuse ; Thomas Wiseman, voleur à la petite semaine et Samantha Wiseman, narratrice à la tête sur les épaules et au caractère bien trempé.

Ayant par hasard construit une machine à voyager entre les mondes, la Ligue des ténèbres voyage avec un but : conquérir l’un de ces mondes ! Plus facile à dire qu’à faire, hélas, surtout quand les inventions du professeur se détraquent ou que l’un des plans soi-disant sans faille de Tom et Ginger tombe sur un os…

Cette édition regroupe les huit premiers épisodes de la Ligue des ténèbres, agrémentés d’un épisode bonus inédit : les géants de glace.

Lire les premières pages 

Extrait 1

La porte de la boutique était fermée, je fis le tour et m’engageai dans la ruelle où débouchait son atelier, son « entrée des artistes », comme il le disait. De la lumière filtrait à travers les volets. Tant mieux, il n’était pas encore couché, je n’allais pas le réveiller. Je frappai à la porte, mais n’obtins pas de réponse. Je réessayai. J’entendis une exclamation.
— Professeur ?
Je tournai la poignée. La porte n’était pas verrouillée, je la poussai et entrai. D’ordinaire, l’atelier et les établis croulaient sous des pièces d’horlogeries, des plans, mais le sol demeurait propre. Or, tandis que je refermai le battant derrière moi, je constatai le désordre qui régnait. Des croquis de montres et de machines étaient éparpillés partout sur le plancher. Un encrier renversé sur une table coulait goutte à goutte sur le parquet. Le professeur Nutter était assis au milieu de ce désastre. Il se massait la tête. J’accourus vers lui. Une énorme bosse ornait son front, maculée d’un peu de sang séché.
— Ne bougez pas, m’écriai-je.
Je filai jusqu’à une étagère où le savant rangeait une petite trousse de secours. J’en tirai un peu de teinture d’iode et de la gaze, et nettoyai le front du professeur. Plus de peur que de mal, apparemment, il en serait quitte pour une bonne contusion.
— Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Samantha ! On m’a cambriolé !
Mon cœur fit un bond à ces mots.
— Vous allez bien ? On vous a dérobé quelque chose ?
Mon regard se tourna vers la caisse dans le magasin. Elle était encore en place.
— Ils ont emporté une partie de mes plans ! geignit le vieil homme.
Il adorait bricoler des machines plus bizarres les unes que les autres : retourneur de temps, géolocalisateur, flairoscope… Ces inventions loufoques avaient un élément commun : elles ne fonctionnaient pas. Je me détendis.
— Ce n’est pas grave. Nous les retrouverons, je vous le promets. Nous allons ranger tout cela et je vais vous faire une bonne tasse de thé. Nous irons trouver la police demain.
Le professeur m’agrippa, l’air paniqué.
— Tu ne comprends pas ! Ils ont volé les plans de mon fusil à bulle ! C’est une catastrophe !
— Votre fusil à bulle ?
Je m’efforçai de ne pas sembler trop sceptique ou moqueuse. Le professeur m’observa, avant de soupirer.
— Je pense qu’il est temps que je te montre.
Il fouilla sous un tas de ferrailles et mécanismes rouillés. Il en extirpa un pistolet de forme biscornue, à l’étrange canon large. Il attrapa une roue dentée et la jeta. Il leva l’arme et tira. En jaillit un éclair qui se mua en une sorte de sphère irisée lorsqu’il toucha l’engrenage. Celui-ci resta figé dans les airs, comme si le temps s’était arrêté.
La journée avait été longue, je demeurai quelques instants à fixer le morceau de métal suspendu au-dessus du sol, me demandant si je rêvais ou non. Mais à la mine d’Edmund Nutter, il s’agissait bien de la réalité.
J’avançai prudemment et tendis la main pour toucher la roue. Je ne pus traverser la sphère ni la faire bouger, malgré tous mes efforts. Je restai bouche bée. Soudain, la bulle disparut et l’engrenage tomba. Je sursautai.
— Pistolet à bulles temporelles ! m’informa le professeur d’un ton où perçait sa fierté. Ma dernière invention ! Bon, les effets ne sont que temporaires. Il va falloir que je travaille là-dessus. Peut-être en changeant les lignes de mana… Oui, c’est une idée.
Le professeur se mit à marmonner tout bas en regardant le pistolet. Ma présence et le vol lui étaient sortis de la tête. Pour ma part, je n’étais pas prête d’oublier ce que je venais de voir. Je bataillai un moment pour retrouver l’usage de la parole, avant de m’exclamer :
— Je croyais que rien de tout ce fourbi ne fonctionnait !
Le professeur releva la tête et me fixa, comme s’il me voyait pour la première fois.
— Oh, c’est le cas pour une grande partie de mes inventions, je te l’accorde. Mais tout de même, j’arrive à fabriquer quelques objets fonctionnels autres que des montres et des horloges !

Extrait 2

Je contemplai un ciel sans étoiles et un chemin de briques jaunes bordées de réverbères, qui s’étaient substitués à l’atelier du professeur Nutter.
— Nous sommes en train de rêver ? chuchota Ginger.
— Si c’est un rêve, il a l’air bien réel, déclarai-je.
— Ce n’est plus Londres, constata Tom avec son habituel sens de l’observation.
— Non, en effet, murmurai-je.
J’hésitai un bref instant, puis sortis de l’habitacle de la machine. Les autres me suivirent, et nous restâmes un long moment sans voix, à regarder aux alentours. Ginger Astley avait pris le bras de Thomas, mon frère roulait des yeux effarés, tandis que le professeur demeurait bouche bée. Je me frottai plusieurs fois les tempes et me pinçai pour m’assurer de ne pas rêver.
— Où sommes-nous ? demanda Lady Astley. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est étrange… murmura Tom, le regard rivé sur la voûte céleste. On dirait… un autre monde.
— Oh, un lapin ! répondit le savant.
J’avais de la peine à me détacher du ciel et de cette allée de pierres ocre. Le bas-côté était plongé dans l’obscurité la plus totale et, quand je voulus m’en approcher, une force invisible me repoussa. Je saisis le message : interdiction de dévier de la route. La peur que je ressentis me tira de la torpeur et je retournai dans l’habitacle de la machine. Nous devions partir.
Hélas, plus facile à dire qu’à faire : du générateur s’échappait une mince fumée verte, tandis que les aiguilles des compteurs tournoyaient follement. Sans être la conceptrice de cet engin, je réalisai bien qu’il ne risquait pas de redémarrer. En y réfléchissant, c’était déjà un miracle que le prototype ait fonctionné sans exploser. Thomas se pencha par-dessus mon épaule.
— Qu’est-ce qu’il a, le moteur ? demanda-t-il.
— Je l’ignore, avouai-je. Professeur ! J’ai besoin de vos lumières.
— Euh, Sam, je crois qu’il poursuit un lapin invisible, me répondit Lady Astley depuis l’extérieur.
Je poussai un juron et me ruai hors de la machine. Effectivement, Edmund Nutter filait le long de la route en gambadant. J’adressai un regard à Ginger.
— Et tu ne pouvais pas l’empêcher de courir comme ça ?
— Je regardais le ciel ! tenta-t-elle de se justifier.
L’heure n’était pas aux prises de bec, j’abandonnai donc la partie.
— On file le rattraper, décrétai-je.
— Mais, et la machine ? On la laisse comme ça ? s’inquiéta Ginger.
— Elle ne fonctionne plus et la seule personne capable de la réparer chasse le lapin imaginaire ! m’exclamai-je.
Lady Astley se rangea à mon argument. Mon frère par contre semblait plus réticent.
— Pourquoi devons-nous le suivre ? Ça m’a l’air dangereux de s’aventurer par là.
Tom, courageux mais guère téméraire.
— Parce que si tu ne viens pas avec moi, j’abats une clé à molette sur ton crâne de piaf.
— Bon, bon, pas la peine de le prendre comme ça.