Un avis de lecture de Julie Limoges. Souvenez-vous : « autant de têtes, autant d’avis ».
Je ne m’en cache pas, j’ai été bien plus influencée par le cinéma et la bande dessinée que par la littérature. Alors, quand j’ai dû choisir une œuvre qui me tient à cœur pour la présenter ici, c’est naturellement vers ces médias que je me suis tournée. J’ai jeté mon dévolu sur un manga peu connu de par chez nous, mais dont l’auteur l’est beaucoup plus.
En effet, avant de travailler sur Akira, son manga le plus célèbre, Katsuhiro Otomo proposa Dômu, une nouvelle graphique originalement publiée dans Weekly Young Magazine à partir du 19 janvier 1980. Composé de trois tomes dans sa version indépendante, elle est aujourd’hui disponible en intégrale dans notre pays (la quatrième édition est à privilégier, car publiée dans le sens de lecture original). Moins connu que son successeur, Dômu a néanmoins reçu de nombreux prix et a été vendu à plus de 500 000 exemplaires rien qu’au Japon.
L’histoire se déroule au cœur des barres d’immeubles d’un complexe d’habitation en périphérie de Tokyo. L’inspecteur Yamagawa et son équipe sont envoyés sur place pour élucider une étrange série de suicides. Trente-deux morts en trois ans, uniquement dans un seul bâtiment. La dernière victime se serait jetée du toit. Or, en aucun cas elle ne pouvait s’y rendre, son accès étant condamné depuis longtemps.
En enquêtant, l’inspecteur rencontre les habitants les plus insolites du complexe : un homme à la stature de buffle, mais simplet, un père violent, une femme devenue folle après une fausse couche et même un vieillard sénile se comportant comme un enfant. Puis, une résidente lui déclare avoir vu la dernière victime déambulant comme en transe, casquette de baseball vissée sur la tête. Une casquette qui n’a jamais été retrouvée. Alors, quand un policier se suicide à son tour et que son arme disparaît mystérieusement, Yamagawa n’a plus de doute : le tueur collectionne les objets les plus personnels de ses victimes.
L’enquête avance, mais bientôt c’est le corps désarticulé de l’inspecteur que l’on découvre au pied de l’immeuble. Les évènements étranges et mortels semblent devoir se poursuivre indéfiniment. Dès le lendemain, cependant, la jeune Etsuko emménage dans le bâtiment avec sa famille. De nouvelles victimes ?
Peut-être, mais Etsuko n’est pas une fillette comme les autres.
Le thème principal de ce manga, une lutte sans merci entre deux « enfants » doués de pouvoirs extrasensoriels, annonce déjà Akira. En revanche, son implémentation dans une banlieue nippone confondante de normalité l’en éloigne. Le traitement de la difficulté de l’enfant à passer à l’âge adulte, de l’incompréhension qu’il rencontre auprès de ses aînés ainsi que de l’irruption violente du surnaturel dans le quotidien semble primer sur l’enquête policière, qui sert ici juste d’ancrage avant le basculement dans le fantastique.
L’histoire est d’ailleurs tirée d’un fait réel qui s’est déroulé dans les années 70. Une vague de suicides inexpliqués s’est en effet produite dans un complexe d’habitations flambant neuf. Pas moins de 150 personnes seraient mortes, et ce nombre effroyable aurait pu encore augmenter si les autorités n’avaient pas fait condamner les accès au toit et fait poser des filets de sécurité. Ces faits divers auraient d’autant plus touché Otomo qu’il vivait dans un autre ensemble, non loin de celui endeuillé par ces drames.
Au-delà des thèmes abordés et développés avec brio au fil des 240 pages, Dômu est aussi une œuvre graphique magistrale. Il bénéficie d’une approche cinématographique à la limite du story-board tant chaque case est au service du récit. Les cadrages millimétrés, les perspectives vertigineuses, les plans larges (si rares dans un genre souvent avare en place) oppressants, le découpage des planches asymétriques et dynamiques : tous participent à emporter le lecteur dans cette expérience graphique où la frontière entre images fixes et images animées devient floue.
Le talent d’Otomo est partout. De ces longues séquences sans aucun dialogue où seul le visuel conte l’histoire, à la minutie du dessin, à la fois empreint de sa patte graphique et d’un réalisme glaçant. Les scènes d’action et de destruction sont stupéfiantes et admirablement maîtrisées.
J’ai personnellement été bluffée par cette œuvre. Lors de ma première lecture, je n’ai pas pu lâcher le livre avant de l’avoir fini. La technique de l’auteur et la manière dont il l’utilise afin de rendre plus puissant son récit m’ont subjuguée. Au fil de l’histoire, j’ai ressenti des émotions multiples, comme le vertige dans les passages aériens au-dessus des immeubles, l’angoisse lorsque l’auteur sonde les recoins les plus sombres de l’enfance ou encore cette légèreté funeste propre au rêve, ou au cauchemar, qui s’insinue à mesure que l’on progresse jusqu’au final, terrifiant.
Après tout, « Dômu » ne signifie-t-il pas littéralement « rêve d’enfant » en japonais ?
Dômu, de Katsuhiro Otomo
Type : Manga (Seinen)
Genre : Surnaturel, horreur
Sorti le 19 janvier 1980
— Julie.