Un avis de lecture de Julie Limoges. Souvenez-vous : « autant de têtes, autant d’avis ».
Une planète, Clivage, perdue dans la lumière froide d’une galaxie mourante. Sur ce monde en guerre, la vie vient d’éclore. Deux amants que tout oppose, Alana et Marko, donnent naissance à Hazel, un symbole d’espoir pour leurs peuples respectifs. L’espoir, une idée fragile qui devra s’extraire du chaos de Clivage pour grandir, s’épanouir et conquérir l’immensité du cosmos.
Après une chronique sur Dômu (manga) et sur Les lumières de Lamalou (bande dessinée), il était logique que je me penche sur un comics ! C’est chose faite avec Saga, une série américaine de comic books créée par Brian K. Vaughan au scénario et Fiona Staples au dessin.
Le point de départ semble somme toute classique : deux êtres que tout oppose, représentants de deux peuples qui se haïssent cordialement, tombent amoureux et ont un enfant. Elle vient de Continent et a des ailes ; il vient de Couronne et a des cornes. Son peuple à elle exhibe une technologie avancée ; son peuple à lui s’en remet à la magie.
Les deux peuples se livrent une guerre par procuration jusqu’au fin fond de la galaxie, entraînant les autres planètes et races dans leur sillage. Alors, quand la nouvelle de la naissance de l’enfant se propage, c’est toute une machinerie va-t-en-guerre qui démarre. Plus que la double désertion, c’est la preuve que les deux ennemis partagent beaucoup plus qu’ils ne veulent bien l’admettre qui pose problème. Elle remet en cause les doctrines et le conditionnement mis en place des deux côtés.
On leur envoie donc des chasseurs de primes aux fesses. Sur Continent, un prince robot est mandaté par son roi de père. Sur Couronne, c’est un mercenaire, Le Testament, qui accepte la mission.
Alana et Marko, nos deux heureux parents, n’ont donc d’autre choix que de s’enfuir. Pour survivre et trouver une place pour leur famille quelque part dans l’univers, ils se lancent dans une bien étrange odyssée.
Nombre de choses dans cette exposition pourraient paraître déjà-vu et bien propret, mais c’est sans compter sur l’imaginaire débordant et irrévérencieux de Vaughan ainsi que sur le dessin exceptionnel pour le traduire de Staples. Car de ce début va découler une épopée d’une originalité étonnante dont j’avoue n’avoir jamais croisé d’autre équivalent.
En premier lieu, il s’agit d’une saga (comme son nom l’indique ^^) de space opera aux nombreux accents de fantasy, de fantastique, d’horreur et de romantisme. Rien que ça… Les influences assumées vont de Star Wars à Game of Thrones, en passant par Le seigneur des anneaux, Roméo et Juliette, le Nouveau Testament et tout un tas d’œuvres de la culture pop ou classique. L’univers qui se construit devant nous repose dès lors sur une mythologie très riche où des surprises attendent le lecteur à chaque coin de page. Il n’y a pas de place pour la conformité et la banalité dans Saga. L’auteur nous entraîne à mille lieues des clichés.
Nous y croisons, pêle-mêle :
– une race de robot humanoïde à tête de télévisions diffusant des programmes en rapport avec leurs humeurs (et leurs pulsions…)
– un chasseur de prime accompagné d’un chat bleu géant qui est le meilleur détecteur de mensonges de la galaxie
– des fantômes, dont une jeune fille coupée en deux qui sert de « babysitter » à Hazel, le bébé de la discorde (à moins qu’elle ne serve un bien plus grand dessein)
– des forêts dans lesquelles poussent des arbres vaisseaux spatiaux
– une planète nommée Sextillion dédiée uniquement au sexe et où tous les habitants ont un physique adapté (comme des têtes géantes posées directement sur deux jambes de pin-up…)
– une assassin privée de bras et qui cache sous sa grande robe à crinoline une surprise de taille
et tout un tas de peuples, de créatures, de magie, d’architectures totalement délirants.
On pourrait croire à un joyeux fourre-tout, agréable mais vain : il n’en est rien. On est immergé dans ce monde bouillonnant où l’incongru, l’étonnant, le surréaliste deviennent la norme sans que cela ne nous choque plus. À mesure qu’on se laisse happer, on découvre la multitude de trames complexes qui se tissent sous cette toile bigarrée. Les enjeux politiques et humains de ce qui n’était qu’une histoire de parias prennent de l’ampleur.
Le premier des nombreux talents de Vaughan est sans aucun doute de savoir agencer et construire un univers cohérent à partir de son imaginaire foisonnant sans jamais avoir à se brider ou à se censurer.
Car en 2014 Saga est entré, il faut le rappeler, sur la liste de l’American Library Association des œuvres les plus décriées de cette année-là. Le langage cru, la nudité, les thèmes forts abordés sans filtre, la sexualité assumée et la description d’une famille différente (et donc un comics taxé d’être anti famille par certaines associations bien connues…) ont joué dans cette inclusion. La censure exercée par Apple sur certains numéros, faisant des allusions à un couple gay bien moins graphique que d’autres contenus tolérés sur la plateforme, aura au moins servi à faire sauter l’hypocrisie après une marche arrière des censeurs.
Réduire cependant l’œuvre à son ton résolument impertinent et à son jusqu’au-boutisme serait une erreur. En effet, ces choix de l’insolence et de la crudité participent grandement à la sensation de « réalité » qui se dégage des personnages et de leurs motivations. On s’attache d’autant plus à eux qu’ils nous ressemblent, possèdent des qualités et des défauts que nous connaissons bien, vu que ce sont les nôtres. Notre monde, nos médias, nos sociétés sont aussi vulgaires et cyniques que l’univers dépeint dans Saga, et c’est là son tour de force. C’est finalement le média le moins propice à nous proposer une image brute et réaliste de notre quotidien, le comics, qui va renvoyer à la face du lecteur ce que parfois nous préférons ignorer.
On s’attache dès lors aux personnages. On se sent touché par la quête de ses parents à la recherche d’un endroit sûr pour élever leur enfant. Tout le monde peut se sentir concerné par les problèmes qu’ils vont rencontrer, mais aussi par leur relation de couple, électrique, entre la force sans concession d’Alana et le pacifisme un peu lâche de Marko. Ces protagonistes, mais aussi toute la galerie de personnages secondaires, sont construits avec tant de brio qu’on se surprend à tourner les pages pour savoir ce qu’il va leur arriver dans les moments difficiles. Même les pires raclures finissent par nous toucher dans leur façon pourtant horrible d’être, comme La Traque ou Le testament, dont la « noblesse » surgira là où on ne l’attend pas.
Il est rare pour moi de vraiment trouver bien construit des personnages féminins dans les comics. Pourtant, Alana est rapidement ressortie comme un personnage ayant été créé avec une bienveillance et une lucidité rare. Bien que je ne partage pas nombre de ses choix ou désirs, je me suis dit, pour la première fois depuis longtemps, qu’elle était « réaliste », et pas la conjugaison de stéréotypes sociétaux et réducteurs. Ce postulat vaut aussi pour nombre d’autres protagonistes de l’histoire qui bénéficient d’un développement et d’une richesse propre à interroger le lecteur sur ses certitudes.
Enfin, le talent de Staples à retranscrire tout cet univers graphiquement est incroyable lui aussi. En mêlant des éléments connus de tous et en les mariant avec les inventions du comics, elle obtient un mélange étrange, cosmique et fabuleux à la hauteur du scénario. Sa façon de travailler les visages permet de faire passer sans souci la subtilité voulue par Vaughan. Son trait volontaire et nerveux associé à une colorisation tout aussi inspirée offre de belles planches. Les couvertures d’épisodes et de recueils sont magnifiques.
Saga est un comics qui ne plaira pas à tout le monde. Certains seront rebutés par le ton et l’univers, d’autres déroutés par les thématiques parfois difficiles qui y sont traitées. Cependant, pour tous les autres, il vous offrira une histoire adulte vraiment originale. Il ne vous prendra jamais pour un idiot et vous fera voyager bien plus loin que vous ne l’imaginiez.
Pour terminer, au-delà des polémiques, le comics a reçu de nombreux prix, dont certains très prestigieux. Il a notamment obtenu en 2013 le prix Hugo du meilleur roman graphique.
Si après ça vous hésitez encore !
Scénariste : VAUGHAN BRIAN K.
Dessinateur : STAPLES FIONA
Éd. Urban Comics
Collection : Urban Indies
— Julie.