Un avis de lecture de Julie Limoges. Souvenez-vous : « autant de têtes, autant d’avis ».
Le roi Nain est mort. Trois jeunes guerriers partent à la recherche d’un nouveau souverain. En chemin, ils sont rejoints par Firfin le vagabond et Morkaï le barbare. De la ville de Gaëdor à la gorge des Vents Brûlants, du pays des Songes au Pic de la mer, leur quête les mène en des terres oubliées des hommes. Sur leur passage, ils réveillent la haine ancestrale qui autrefois divisa les Puissances, et transforment ainsi leur odyssée en légende !
Je vais aujourd’hui vous parler d’une bande dessinée datant de la fin des années 80. Légende des contrées oubliées est une série d’héroic fantasy en trois tomes, scénarisée par Bruno Chevalier et dessinée par Thierry Ségur. Le premier tome (La Saison des cendres) est sorti en 1987, le deuxième (Le Pays des songes) en 1989 et le dernier (Le sang des rois) en 1992.
La série fait partie des brouettes de bandes dessinées que j’ai lues dès que j’ai été en âge de comprendre que les dessins sur les pages avaient vocation à autre chose qu’à faire jolis, comme raconter des histoires. Alors, pourquoi l’avoir choisi pour être présenté dans cette chronique ?
Déjà, il s’agit d’une des premières bandes dessinées que j’ai lues avec la Quête de l’oiseau du temps et Valérian. Ensuite, elle a grandement influencé ma manière de construire mes récits et mes personnages. Enfin, je trouve que ce petit bijou étonnant n’a pas eu la mise en avant qu’il méritait.
La trame de départ semble somme toute classique, ce qui n’est pas un souci, car ce n’est pas là que la série gagne ses lettres de noblesse.
Il est question de Firfïn, un Lïn particulièrement rusé et cupide, qui décide de faire un mauvais coup pour soutirer de l’argent à un groupe de nains perdus en forêt. Après les avoir volontairement blessés, il les soigne et se présente comme un guide qui pourra les mener sains et saufs à bon port pour peu qu’on le paye. Hélas pour lui, les trois nains ne sont pas n’importe qui… Il s’agit d’Aren, de Noren et d’Oten, des élus envoyés en expédition par leur peuple pour aller chercher le nouveau roi des nains, Raken. En effet, l’actuel souverain vient de mourir et selon la légende, son successeur se trouverait dans le royaume d’Ewandor. Une contrée très loin au Nord, bien au-delà du monde connu, dans les terres oubliées des hommes. Après avoir recruté Morkai, un mercenaire aussi stupide que fort et de s’être mis à dos le retors frère de Firfïn, Mirlïn, ils entament un voyage qui va prendre des proportions cosmogoniques.
Car la quête qui se voulait initiatique va raviver le conflit immémorial entre les Puissances, les races créatrices du monde avant sa chute, affaiblies mais toujours en état d’agir. Projetés sur un échiquier divin qui les dépasse totalement, nos héros vont devoir aller au bout de leurs peurs et de leurs forces pour survivre et sauver le peuple nain de la folie des anciens dieux.
L’histoire prend ensuite son envol. D’une prophétie, le récit va évoluer, tout comme ses personnages, vers quelque chose de plus profond et de bien moins manichéen qu’il n’y parait. Cette évolution va s’appuyer sur plusieurs leviers.
En premier lieu, l’univers de la série est proprement sidérant de par le foisonnement de concepts et d’idées. De la cité de Gaëdor, ville tentaculaire accrochée à la roche où la mort et la vie se côtoient à chaque coin de rue, au Pays des Songes, une terre chatoyante et mortelle où le temps fluctue sans aucune logique, le voyage de nos pauvres héros ne leur épargnera rien. Des déserts aux montagnes, des marécages aux falaises côtières, ils arpenteront et découvriront des lieux et des vérités depuis longtemps oubliés de tous. Dans les domaines des Puissances, ils réaliseront ce qui se cache derrière leur combat sans pitié, ainsi que la vraie nature de ses entités si promptes à jouer avec le destin des races mortelles. De Ssîn l’abjecte, qui dépêche son héraut Hûrl, puissance invincible et foudroyante, à la poursuite des nains, à Ewandor le sage, protecteur bien opaque du peuple nain, toute une gamme de dieux, demi-dieux et d’autres chimères étonnantes se manifesteront. La palme revenant aux Guetteurs, de petites et mignonnes bestioles pullulant dans les terres du Nord, modelés pour représenter leur Puissance d’attache. À l’image de leurs maîtres, elles se massacrent mutuellement de manière sanglante lorsqu’elles n’espionnent pas nos héros ou ne leur jouent pas de sales tours.
Ensuite, il faut mettre en avant le dessin et la colorisation, très inhabituels. Le style graphique peut rebuter, car très différent des canons de la bande dessinée franco-belge. Néanmoins, une fois la surprise passée et la lecture entamée, on se rend compte qu’il sert l’histoire bien mieux que ne l’auraient fait des styles plus « classiques ». On se prend à s’émerveiller des couleurs et des formes, à fouiller dans les illustrations pour saisir la myriade de détails, à s’étonner du soin porté à la réalisation et au découpage. Il y a peu de dialogues ; les images deviennent dès lors le moyen principal de narration. Les aquarelles ont la part belle, elles s’étendent parfois sur toute la longueur des pages et donnent un écho certain à l’importance des lieux et des paysages traversés. Pour donner vie à un univers à la fois merveilleusement féérique et profondément glauque, il fallait s’affranchir d’une représentation trop terre à terre. À mon sens, les auteurs ont fait le bon choix.
Enfin, l’histoire gagne en épaisseur et en complexité à mesure qu’elle progresse. Le début volontairement simple et direct permet aux lecteurs de rentrer dans le récit et l’univers en ne laissant apparaître que les grandes lignes. Cela lie le lecteur à la quête des nains, et les fait plonger en même temps qu’eux dans l’abîme. Il y a des rebondissements, des accalmies, des retournements de situation. Les éléments s’emboîtent peu à peu, révélant en un grand puzzle tragique ce qui fut et ce qui sera, pour peu que rien ne vienne gripper les rouages du destin. Le point fort de la série est aussi de ne pas perdre de vue les motivations et les espérances des personnages initiaux, malgré leur confrontation avec des entités et des concepts qui les dépassent. Tous les protagonistes, qu’ils soient mortels ou divins, bénéficient d’une construction et d’une évolution au cours du récit. Leur colère, leurs désirs et leurs peurs se mêlent peu à peu afin d’offrir au lecteur un final déchirant.
Un très bon moment de lecture que je conseille sans retenue !
— Julie.