Le work in progress

Par Audrey Aragnou.

Le work in progress, c’est l’artiste qui se présente en mise en abîme dans son œuvre. C’est une manière de réfléchir sur les origines et le fonctionnement de la création. Cela existe depuis bien longtemps. Déjà, dans les Ménines de Velazquez au XVIIème siècle, le peintre est devant son chevalet, derrière la jeune infante qui apparaît au premier plan. En littérature, Jacques le Fataliste de Diderot au XVIIIème siècle est un des premiers romans qui a pleinement intégré la dimension du work in progress. L’auteur joue complètement avec son lecteur en intervenant directement dans le récit, lui propose même des pages blanches sur lesquelles il peut dessiner, interrompt la lecture et l’histoire en cours de route, pose des questions qui n’auront jamais de réponse…

Lorsque j’ai commencé Les chroniques de Garandhay, j’étais complètement fascinée par cette œuvre qui se déroule, que l’on crée et qu’on imagine en même temps. L’auteur est acteur et spectateur. Je ne savais pas à l’époque à quel point la mise en abîme allait être totale : j’ai entrepris la rédaction du roman à seize ans, mon personnage principal s’appelle Fabrice, il reprend un texte qu’il a écrit adolescent et qu’il n’a jamais pu terminer.

Eh bien, il m’a fallu plus de vingt ans pour venir à bout de ce premier tome ! Et Fabrice est le nom d’un de mes proches.

Mon roman a été écrit, réécrit, sans cesse… plus de quinze versions avant qu’il soit achevé. Et encore, une partie de moi considère toujours que l’œuvre aurait encore pu évoluer. Mais comme m’a dit une amie “Il est temps que tu laisses grandir le Fou et que tu le libères”. J’ai donc libéré…

Les figures d’auteurs ou d’écrivants –ce qui correspond pour moi à des gens qui écrivent, pas forcément des écrivains – ou encore d’artistes, de façon plus générale, sont multipliées dans le texte. Fabrice écrit sous l’inspiration du Maître, qui est le symbole de l’inspiration tyrannique. Les personnages dans son récit entendent certaines des faits et gestes de Fabrice – le vinyle qu’il écoute, par exemple. De même que le jeune homme est surpris par les réactions de ses personnages, comme s’ils échappaient à sa volonté, ce qui a été aussi mon cas. Combien de fois avait-je prévu la mort d’un personnage important, et ai-je fini par le réinsérer parce qu’il avait encore des choses à dire !

Jessica est reporter dans les lieux de guerre. Même si on ne la voit jamais écrire, elle incarne une des autres facettes de l’écriture. Celle de l’action pure, du récit bref, relativement objectif. Jessica vit et elle est d’ailleurs plongée dans la guerre entre les deux mondes à part entière.

L’Historienne des Chroniques conservées dans les archives des Cruciens (qui était au départ une projection très personnelle, avec laquelle j’ai fini par prendre du recul) est une des Cruciennes. Elle rédige les archives des Cruciens. Dans les premières versions des Chroniques – celles que j’ai rédigées entre mes 16 ans et aujourd’hui-, de nombreux passages tirés des Chroniques des Cruciens étaient présents dans le tome : un autre niveau d’écriture, que j’ai supprimé pour les deux premiers tomes.

Le co-équipier de l’Historienne, le Géographe qui devient, contraint et forcé, le grand compagnon du Chat dans le tome 3, se promène dans l’Empire pour dresser des cartes de ce territoire qui devient flou et mouvant. Comme moi, devant mon bureau, qui regarde en permanence les déplacements de mes personnages. La carte de l’Empire est au-dessus de ma tête.

Schéhérazade est la voix orale, celle des contes, et on l’entendra beaucoup dans le tome 3. C’est une référence aux contes des 1001 nuits.

Pierrick, ami de Fabrice est un peintre un peu décalé. Il devient l’ami de Vic et l’aide à recréer son royaume. Ses peintures prennent vie. Mon inspiration vient ici d’une nouvelle de Marguerite Yourcenar, “Comment Wang fô fut sauvé”.

Ainsi se pose la question de la création, à différents niveaux. Je n’y apporte pas vraiment de réponse, ou en tout cas, une réponse simplement personnelle. Je me souviens d’un auteur qui disait que le travail créatif c’était 10% d’inspiration, 90 % de transpiration…

— Audrey